LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Stefan Żeromski
1864 – 1925
ARYMAN SE VENGE
(Aryman mści się)
1901
Traduction de M. Mutermilch, parue dans le Mercure de France, 1908.
En s’approchant du sommet de la colline de la vie, il tournait encore son regard vers la contrée qu’il avait traversée. Ses pieds fatigués portaient avec peine le poids de son âge misérable et lourd comme un bloc de plomb, vers le pays inconnu qui devait se montrer au loin. Le souci obstiné s’est appuyé sur ses épaules de ses coudes pointus et a voûté son dos. Les sangles de la vie se lâchèrent dans la lumière, et alors fut visible chaque trace bleue qu’elles avaient brûlée profondément et fortement. Et le cœur, mille fois assouvi, ne désirait plus.
Loin, dans les plaines, est restée l’époque où l’âme savourait tout, comme elle le voulait. Le signe de la main qui fait s’écarter et s’enfuir la foule, comme si la lueur des pointes des javelots baissés et des glaives nus la frappait, le signe de la main qui fait ramper à nos pieds l’homme inconnu, comme si la corde du sbire l’y traînait, l’ennuya et le dégoûta.
Et dans toutes les choses qu’on acquiert par la possession, il ne trouvait que du souci.
Oh, si l’on pouvait revenir par le même chemin, oh, si l’on pouvait marcher en arrière et voir encore une fois ce que l’on a déjà vu, — revenir vers les vallées lointaines fondues dans les brumes des regrets ! Revenir vers les visions du cœur, revoir le monde irréel qui se reflète dans les yeux d’enfant... Écouter en silence le soupir mystérieux, connu seulement de lui-même, le soupir conçu sous le cœur plein de trahisons et de ruses, le soupir qui préside au cortège des pensées nouveau-nées qui le suivent au pays de la sagesse...
Oh, si l’on pouvait se fier encore une fois à cette émotion !
Là-bas, dans les vallées, le bonheur est resté qui n’a pas duré plus que le temps d’une aurore, et s’est fané semblable à une fleur printanière dans un champ, lorsque le soleil brûlant monte haut dans le ciel...
Et quand, tels les coups du glas funèbre qui rompent le silence matinal, la dure conscience brisait le soupir, en affirmant que les jours de bonheur ne reviendraient plus, comme ne revient jamais au même point de l’espace la neige tombée des nues, il leva son bras lourd pour fermer brusquement la porte de cuivre. Perdre pour toujours la vie déjà délaissée, vaste domaine des regrets. Cesser d’éprouver le besoin des plaisirs dont le nombre est avare et se répète toujours, cesser d’éprouver la nécessité des fantaisies toujours changeantes et toujours les mêmes, des associations d’idées fraîches comme les roses à peine cueillies, et derrière lesquelles le bâillement inévitable traîne au loin.
Jeter par terre et écraser du pied la dernière fleur, et introduire l’âme, cette esclave des sens, dans le cercle où un autre temps passe, le temps qui n’attend jamais, qui se presse éternellement à devancer l’écume sauvage des flots, le vol du vent et l’éclair enflammé. Et là, tourner son âme contre elle-même pour qu’elle se ronge et se détruise. Qu’elle se mette en querelle avec elle-même et avec tous les mots d’ordre de la vie. Assembler autour d’elle ses uniques alliés, uniques amis et frères connus : ses propres forces. Mettre dans une laisse de cuir indéchirable les passions, comme des chiens et des chiennes. Et retenir leur bande misérable et aboyante dans sa main serrée.
Et lorsqu’il rêvait ainsi, la sagesse sévère du mage s’arrêta devant lui, la sagesse qu’il avait connue jadis et qu’il repoussa depuis longtemps pour les plaisirs de la vie. Et il voyait de nouveau la pensée puissante de Manès qui s’était allumée dans les espaces libres d’Iran aux clairs foyers du bon père Ahura-mazde, la pensée qui adorait l’Agneau divin et s’envolait vers le disque flamboyant du soleil, éternellement languissante. Alors ses propres sentiments coulèrent dans les amphores du maître qui s’appelait Paraclète. Il se mit à rêver du mystère, de l’esprit humain insondable et secret, du feu du ciel qui s’allume au-dessus des cavernes.
Et il voyait, ainsi qu’en songe, le travail, les luttes et la misère du premier homme, Adam, qui était venu pour que l’affranchissement de la lumière se fît en lui. Son esprit devait conquérir la science complète de lui-même et le développement de toute la nature humaine. Mais le maître des ténèbres, celui qui descend de l’ennemi éternel de la lumière, d’Angramaine, le mauvais esprit au front blessé des flèches des foudres divines, a su s’y opposer. C’est lui qui donna à Adam la femme comme compagne. Avant que l’affranchissement de la lumière eût pu se faire, Ève souffla en l’âme d’Adam une force terrible, un pouvoir infini et destructeur de tout : l’amour. Sous la pression de cette puissance, Adam dispersa, affaiblit et perdit l’éclat de son esprit. Il concevait dans l’amour ses enfants qui furent héritiers du péché et de la misère. Et comme il en a été avec Adam, il en a été aussi avec lui, Dioclès, son descendant lointain.
Et alors un gémissement profond s’échappa de sa poitrine. Le gémissement de la vie. Il apprit une fois pour toutes que l’amour de la femme et la procréation amenaient l’embrouillement de l’esprit clair dans la matière. Et par trois fois il reconnut pour loi irrévocable le mépris des plaisirs charnels : sceau de la poitrine.
Et ensuite en un soupir rêveur il vit la deuxième loi du grand hérétique : épuration de l’esprit par son passage des corps humains dans les corps des bêtes et des plantes. Et il comprit profondément que l’âme des bêtes faisait partie de Dieu. C’est pourquoi il avoua à lui-même que tuer les bêtes, couper un épi et cueillir un fruit était égal au meurtre, car de cette façon on arrêtait par la force le développement de la lumière enfermée dans la bête et dans la plante.
Et par trois fois il reconnut pour loi irrévocable la liberté des troupeaux, des champs, des bois, des rivières et du steppe : sceau de la main.
Désormais il se noya entièrement dans la science du grand mage.
Et il rêvait de l’ange sacré de la lumière, qui, ayant pris la forme du serpent, exhortait le premier homme à enfreindre la loi — et avait amené le genre humain à la haute connaissance de lui-même ;
de l’ange lumineux, fils du soleil, qui, ayant pris la forme du serpent, — errait parmi les hommes en leur enseignant la vérité sur la nature humaine ;
de la lutte du fils du soleil contre le royaume de l’obscurité et de la victoire des princes des ténèbres qui s’étaient emparés d’une partie de l’armure du soleil ;
du Seigneur qui avait alors envoyé au secours de l’homme l’esprit de la vie, la force née d’elle-même, Éon, qui tendit sa dextre à celui qui souffrait sous le joug.
Et voici que l’esprit de la vie, soutenu par d’autres puissances, vainquit enfin le prince des ténèbres. Il créa du corps du vaincu le ciel nocturne et, des éclats de la lumière qui avaient été en lui, les étoiles qui luisent dans l’obscurité.
Dioclès crut que son esprit, après l’épuration complète, monterait comme une lueur pure vers la lune, s’envolerait vers le soleil et entrerait au royaume de la lumière éternelle. Avec lui s’épureraient de la matière les hommes et le monde entier, depuis la brindille d’herbe frémissante au bord de l’eau jusqu’à l’étoile qui luit au fond du ciel, jusqu’à ce que la lumière ne se sépare des ténèbres. Et lorsque la matière aurait perdu son éclat, elle se changerait en une masse inerte et serait dévorée par le feu. Toute âme qui de bon gré se serait faite esclave des ténèbres porterait la peine méritée et, au moment de la séparation définitive des royaumes, serait rivée à la masse morte pour la garder. Une telle âme ferait un avec ce qu’elle aurait aimé dans sa vie.
Ainsi enseignait Manès.
Quand le soleil, où Dieu habite en éternité, le soleil dont la nature est celle de Dieu, se dirigeait vers l’Occident et plongeait dans les sables rouges du désert lybien, Dioclès sentait en son âme l’ennui plus vaste et plus illimité que le désert. Lorsque le crépuscule tombait sur les défilés fleuris de l’Égypte, il tournait ses yeux et ses lèvres, qui murmuraient, vers la lueur nocturne de la lune qui, semblable à un lieutenant diligent et soucieux d’un roi lointain, faisait sa tournée majestueuse dans le royaume des cieux.
C’est ainsi qu’il passait souvent ses nuits d’insomnie.
Et quand elles se dissipaient et lorsque l’aurore commençait à lutter avec les ombres, il prenait avec lui une petite suite de domestiques, et sortait monté sur un mulet.
Alors il longeait sans s’arrêter l’oasis de Jupiter-Ammon. Ses ruisseaux bruissants, ses lacs transparents et l’ombre des figuiers et des grenadiers mouillée de rosée ne l’attiraient pas. Il s’enfonçait dans les vallées sauvages et marchait à travers les plateaux nus, déserts et inutiles, parsemés de grès tranchants. Et là-bas, dans cette terre où chaque brindille d’herbe se dessèche, où ni le cèdre, ni le pin ne peuvent vivre, parmi les rochers il cherchait le mystère de la vie.
Il entrait dans les cavernes barricadées qui étaient les tombeaux des hommes du désert, et il contemplait longuement les cadavres qui y gisaient.
Les corps desséchés des vieillards centenaires, chrétiens et hérétiques, étaient intacts et non atteints par la pourriture. Leurs mains sèches et fortement jointes serraient leurs croix de bois. La feuille de palme qui leur servait de manteau s’était émiettée et éparpillée. Ils étaient couchés nus. Ils semblaient dormir en souriant aux visions de leurs âmes.
Pendant des centaines d’années, ces hommes immortels vivaient dans les tanières rocheuses. Le fruit de palmier fut leur nourriture, l’eau leur breuvage. Ils ne prenaient de nourriture qu’autant que la dépense des forces fût égale à leur revenu, et ils atteignaient cette perfection en n’introduisant dans leurs corps rien de ce qui pourrit et qui appartient déjà à la mort. Ils ne mangeaient pas la chair des bêtes tuées, et ils ne buvaient pas les boissons fermentées. Ils éliminaient toute pourriture de leurs veines par un labeur incessant. Et elle en sortait avec la sueur qui inondait leurs épaules, leurs bras et leurs fronts. Ils puisaient la force de la vie dans les rayons vivifiants du soleil, dans la clarté de l’air, dans l’odeur des herbes. Leurs corps étaient aussi purs que leurs âmes. Les jeûnes fréquents et longs, plus longs d’un jour à l’autre, les faisaient indépendants et intacts. C’est pourquoi ils résistèrent à la mort.
Dioclès, en quittant le pays rouge du désert, et en rentrant dans les jardins parfumés d’Égypte, sentait qu’il était au milieu d’eux tel un nouveau venu d’une terre étrangère...
Et comme un jour il marchait seul et allait franchir le seuil de sa maison, un fellah, pauvre laboureur, lui barra la route en disant :
— Ma fille, que tu avais prise dans ma cabane pour la conduire dans ton lit a accouché d’un enfant.
Dioclès s’arrêta devant la porte. Au fond de son âme il disait :
— Voici la tentation du démon...
Et au paysan il dit :
— Je ne veux pas voir le nouveau-né. Je veux être seul, tout seul. Fais-en ce que tu voudras. Élève-le, ou bien, s’il te gêne, jette-le dans les eaux du Nil.
Mais une émotion intérieure et tremblante lui serra la gorge, quand il allait répéter son ordre. Il demanda :
— Fils ?
— Oui, seigneur.
Alors il dit :
— Je veux le voir.
Et il entra dans une chaumière noire et misérable, au bord de l’eau. Là il vit son enfant couché en guenilles. Il avait à peine quelques semaines. Ses yeux étaient encore immobiles, froids, sensibles seulement à la lumière et à l’obscurité. Il vit l’enfant saisir le vide de ses mains maladroites et il entendit dans sa propre tête des pensées étranges, comme si elles étaient chuchotées à ses oreilles par des lèvres passionnées :
— Peut-être est-ce celui qui remplacera tout le genre humain...
Écrase-le, écrase-le !
— Peut-être est-ce celui qui tirera de son cœur l’étincelle de la vérité et allumera de sa foudre la terre noire.
Éteins-la, éteins-la !
— Peut-être est-ce celui qui déchirera les ténèbres, comme Samson a déchiré le lion...
Casse ses bras, casse-les !
Et comme il se tenait ainsi penché en regardant le petit corps de l’enfant, les flammes de la joie jaillirent de son cœur. Il trouva déjà tout. Il retrouva lui-même. Il ne prévoyait pas un sentiment pareil, comme personne ne sait rien des larmes au milieu de la joie et n’en apprend toute la vérité qu’au moment où il arrive à les verser.
D’un pas rapide, il se rendit à sa demeure et il rentra bientôt en portant un sac d’or. Il en combla la mère de l’enfant et toute sa famille. En échange du fils, il leur donna les champs que les eaux noires arrosent. Il l’acheta pour lui, pour lui seul. La mère donna l’enfant en sanglotant, mais les pièces d’or, dont il lui avait jeté de pleines poignées calmèrent sa douleur.
Dioclès rentra chez lui avec l’enfant et barricada les portes. Un esclave noir avait seul le droit d’entrer dans la pièce, où était le berceau. Il bouillait le lait dilué d’eau, préparait le bain et les langes de lin. Dioclès donnait lui-même à manger à son fils, il lui changeait ses langes, le baignait et le berçait, quand il pleurait.
Quand l’enfant ouvrait ses yeux lourds de sommeil et suivait d’un regard éteint les éclats du soleil qui doraient les murs, couché sur le tapis il posait sa tête près de lui en versant dans ce petit corps sa volonté, ses pensées et ses rêves. Il pressait ses lèvres au petit poing frêle et fermé comme une feuille de charme qui sort du bouton dans les jours printaniers, en l’implorant :
— Ô mon fils, mon fils...
Je ne veux pas que tu sois le maître que ses sujets saluent en courbant le dos. Je ne veux pas que tu sois le maître qui peut, s’il veut, faire jaillir les larmes ou bien faire don d’un sourire de bonheur à la foule languissante. Je ne veux pas que tu sois le chef dont la puissance brise les montagnes et les change en terre fertile. Je ne veux pas que tu sois le roi dont le bras s’étend au-dessus du pays où le Khamsun vole, au-dessus de toutes les ondes du Nil et de son delta qui fleurit éternellement. Je ne veux pas que tu sois le roi qui peut élever ou détruire Diospolis, Luxor et Carnac, et qui se couche pour le sommeil éternel seul dans le fond d’une pyramide.
Ô mon fils, mon fils...
Je ne veux pas que tu acquières la sagesse, mère du pouvoir invisible sur les hommes. Je ne veux pas que tu sois le créateur puissant dont le nom serait répété avec admiration et étonnement par les peuples lointains et étrangers.
Ô mon fils, mon fils...
Je désire que mes émotions pénètrent dans ton cœur comme une étincelle de feu. Je désire que mes peines ne blessent jamais ton cœur et que tu n’en connaisses pas d’autres. Je désire que mon cœur, étouffé par les mains du malheur, pousse en ton âme comme une action.
Ô mon fils !
Sois le pur qui dans ses bras emporte des ténèbres la lumière du soleil. Sois le courageux qui préfère plutôt mourir que ne pas tenir la parole donnée à son âme. Acquiers le sourire de bonheur qui ne quitte jamais les lèvres, qui ne les quitte pas même sur la croix, lorsque les clous du bourreau attachent les bras au bois.
Ô mon fils !
Je te donnerai la puissance de solitude que n’a pas eue Adam, le premier travailleur. Je te donnerai la puissance la plus profonde : tu ne connaîtras jamais l’amour de la femme. Je mettrai dans tes yeux le regard hautain du prophète qui voit l’éternité et le chemin qui conduit vers le soleil derrière les chaînes des montagnes.
Acquiers le bonheur ! Sois immortel au fond de toi-même, sois immortel, même ici-bas, durant ta vie et que ton corps soit immortel !
Et lorsque les pleurs jaillissaient des yeux de l’enfant, lorsqu’il se plaignait en criant de ses douleurs ou de son ennui, Dioclès arrachait aux cordes du luth une mélodie profonde que ses doigts émus y avaient trouvée pour la première fois. Sous son influence l’enfant s’apaisait. Une curiosité étonnée apparaissait dans ses yeux, et un sourire indescriptible fleurissait sur ses lèvres. Un sourire aux sons de la musique, à ces existences joyeuses de lumière, ou bien mornes et terribles comme l’intérieur d’un cercueil pourri, aux choses sans formes, lumineuses, odorantes et belles dont la vie se révélait avec les sons... Le premier sourire d’un nouveau-venu aux choses les plus suaves que possède cette terre noire...
Parfois, lorsque au milieu de la nuit profonde il était assis, penché au-dessus du berceau, et lorsque les chauves-souris des ombres se cachaient dans les coins devant la lueur des flammes, l’enfant regardait obstinément ces figures noires et mouvantes.
Dioclès se plongeait dans les méditations en cherchant quels étaient les sentiments qui agitaient alors le cœur de son fils. Si pour lui l’homme n’était pas la même chose que l’ombre de son corps... Il désirait suivre chacune de ces impressions, chaque soupir, tel un témoin invisible, et prier de loin, l’âme blessée cruellement, pour qu’ils aillent vers le soleil, ainsi que les nuages qui montent de la terre et des eaux dans l’aurore matinale.
Un autre jour il était assis sur le tapis étendu par terre, pendant que son fils dormait. Une mouche méchante se mit à tournoyer au-dessus de l’enfant. Elle se posait sur son petit front, sur la joue, sur la bouche et sur les paupières closes. Les yeux de l’enfant s’ouvrirent lentement. Ses sourcils tressaillirent et son regard plein d’horreur suivait la mouche. Elle volait autour de la petite tête, comme si elle cherchait la place qu’elle voulût blesser. Et brusquement l’épouvante tomba sur les yeux somnolents de l’enfant et perça son visage, comme une flèche de feu.
Dioclès se tenait de loin. Il pressa ses mains jointes sur son cœur et murmura tout bas :
— Éloigne-toi, ô mouche méchante, mouche méchante, annonciatrice terrible. Des troupeaux de monstres te suivent en se cachant dans l’ombre. Tourne vers moi ton dard. Fais que mon cœur se fatigue et s’épuise sous le poids de la douleur. Que mon oreiller après chaque nuit soit mouillé de larmes versées en vain. Que chaque aurore en se levant mette à mes pieds les fers de la tristesse, et que le crépuscule n’ôte pas de mes mains les chaînes d’oppression. Que mon âme plie aux pieds durs de la misère, comme la tige du roseau sous un coup de vent, mais laisse-le, ô mouche méchante, mouche méchante...
Le jour vint.
Dioclès vendit sa maison et les champs que le Kemi noir et béni arrose, les calmes jardins riverains où les orangers et les citronniers fleurissaient, où les lauriers éclatants élargissaient l’ombre et le bouleau immobile de Babylone courbait ses branches jolies au-dessus de l’eau. Il vendit tout pour rien et distribua l’argent par poignées parmi les miséreux sur le quai et aux portes des temples. De toutes ses richesses innombrables, il ne garda qu’un peu de vêtements et quelques mulets. Il fit partout courir le bruit qu’il quittait le pays et se dirigeait vers l’Arabie.
À l’aurore matinale il s’enfuit de la vallée en emportant sur son dos son fils enveloppé d’une toile d’étoupes. Il marcha en sens contraire, du côté où allait le soleil, vers l’Occident, vers le désert lybien. Il marcha longtemps, jusqu’à la contrée où personne ne venait, où le lion solitaire se chauffait au soleil, où l’ombre d’un vautour s’envolait parfois à travers les sables et où le chat-huant ricanait dans la nuit sombre.
Cet endroit était encombré de rochers. Dans leur profondeur, des tanières sèches se cachaient, à moitié comblées de dunes. Jadis, durant les siècles passés, des troupeaux d’Éthiopiens y avaient extrait la pierre et en avaient traîné des blocs énormes, à l’aide de cordes, sur des roues grinçantes, pour en bâtir des temples et des pyramides. On y trouvait encore ouvertes des cavernes profondes, où Israël avait sangloté sous le fouet en sculptant le porphyre et, dans une langue inconnue, avait maudit Misraïm, terre égyptienne, maison d’esclavage. Tout autour, les collines rousses et les pentes abruptes et rocheuses se dressaient et, plus loin, les tumulus errants et les sables qui s’envolent aux ailes des vents à travers l’espace. Partout où l’œil pouvait atteindre, un désert vide et nu s’étendait, mer de sables calme et immobile, luisante de sel sous les rayons du soleil. Dans cet endroit Dioclès trouva des palmiers, un gazon et des fleurs, une source d’eau pure et une caverne sèche. Il y mit par terre un coussin fait de roseaux et étendit sur lui son enfant.
Lorsque, depuis ce temps, un quart de siècle se fut écoulé, les épaules du vieillard se voûtèrent, sa barbe longue atteignit la ceinture, ses mains se desséchèrent, l’ouïe et la vision s’affaiblirent. D’un œil éteint, Dioclès regardait son fils qui le dépassait d’une tête. Les yeux du jeune homme étaient noirs et profonds, comme ceux de sa mère, et ses cheveux longs et ébouriffés étaient ainsi que le rêve qui la rappelait. Le jeune ermite, pendant toute son existence, ne vit aucun homme, sauf son père. Ils vivaient à deux parmi les rochers comme les chacals. Parfois, quand ils avaient mouillé beaucoup de feuilles de palme dans le ruisseau et tressé un grand nombre de paniers, Dioclès prenait la marchandise sur ses épaules et s’en allait, sans rien dire à son fils, dans le désert. Quand il rentrait, il apportait des vivres et des écritures saintes.
Un jour, s’étant levé de bonne heure, Jean dit à son père :
— J’ai eu un songe étrange et beau, comme si pendant cette nuit j’avais été au ciel. Oh, fermer les yeux et revoir encore les mêmes visions !... Quand je les sens s’éloigner au fond de mon regard et quand je ne peux pas les retenir, un cri s’arrache de mon cœur.
Vers mon lit s’approchaient et s’arrêtaient près de moi des êtres étranges qui ne ressemblaient ni à moi, ni à toi, quoi qu’ils eussent nos corps humains. Je ne les ai jamais vus au désert.
Leurs cheveux étaient longs... L’une avait des cheveux jaunâtres comme le buis et brillants tels les sables lointains au coucher du soleil.
L’autre avait des cheveux foncés et ébouriffés, comme la fumée, quand elle monte en tourbillons paresseux au-dessus du bois numide du foyer.
Les cheveux de la troisième étaient noirs, sans éclat, aussi longs, infinis et attirants que la grande caverne au fond de laquelle je ne suis encore jamais descendu.
Leurs cous étaient longs, minces et se courbaient ainsi que ceux des oiseaux. Ces êtres étaient habillés de vêtements lumineux qu’ils entr’ouvraient de leurs doigts pudiques en dansant autour de mon lit. Alors leurs seins ronds et neigeux apparaissaient semblables aux petites nues matinales que le vent doux fait surgir des profondeurs de la nuit. Leurs bouches étaient de pourpre, comme les fleurs des grenades que tu m’as apportées un jour de ces contrées lointaines, où tu vas toujours seul.
Avec des mouvements légers, elles se balançaient délicieusement sur leurs hanches rondes, comme se balance le myrte au bord de la source lorsque le vent d’hiver secoue au-dessus de notre demeure ses plumes noires. Elles s’approchaient douces et peureuses, levaient leurs mains plus blanches que le lait et couvraient ma couche de toiles écarlates. Elles me saluaient du froncement gracieux de leurs sourcils et du tremblement frêle de leurs cils et elles voilaient leurs yeux de paupières de lis, marbrées de petites veines délicates. Lorsque leurs yeux bleus ou noirs s’ouvraient parfois, un voile étrange et nébuleux les couvrait d’ombre. Une couleur de flamme montait à leurs joues sans tache... J’entendais alors comme un murmure doux de feuilles et il me semblait qu’on prononçait mon nom d’une voix caressante. Quand je les contemplais, un sanglot somnolent et éteint s’échappait de ma bouche. Je regardais si les ailes blanches ne poussaient pas de leurs épaules, comme tu m’as parlé des anges...
Dioclès restait assis, taciturne, la tête cachée entre ses mains. Subitement :
— Ce sont des démons, — dit-il.
— Démons... — répéta Jean d’une voix agonisante. Il se tut, stupéfait, et se mit à regarder devant lui d’un œil plein de douleur.
Alors son père se mit à le conjurer de chasser ces visions enchanteresses. Il l’implorait par des paroles douces au nom du Seigneur qui était un amoureux jaloux, au nom du Seigneur qui était vaillant et qui mettait son amour dans le sein de l’homme vaillant.
Le fils le crut. Les jeûnes fréquents, l’abstention même du fruit du dattier chassaient les démons de ses yeux. Mais pas toujours. Les êtres mystérieux venaient vers lui dans les nuits sombres. Ils s’arrêtaient devant lui en étendant leurs mains... Et parfois, au milieu du jour, lorsqu’il sculptait des couches tombales pour son père et pour lui-même dans les gisements durs de coquillages où les siècles passés avaient déposé les débris des arbres et des plantes pétrifiés, les mêmes visions voilées surgissaient parmi les murmures délicieux, les odeurs des fleurs, le silence immobile et le souffle doux du vent. Alors il redoublait ses efforts, il apportait de loin des blocs énormes et en entourait l’oasis. Il travaillait ainsi longtemps et avec obstination, jusqu’à ce qu’il en tombât évanoui.
Le soleil monta haut dans le ciel et jeta un regard dans la grotte. Dioclès dormait, les yeux et la bouche ouverts. Il dormait son sommeil éternel. Quelques jours après, comme il ne donnait aucun signe de vie, son fils le porta dans son tombeau en pierre au sommet des rochers, l’y déposa soigneusement et ferma le sépulcre d’un bloc en grès taillé.
Dès lors il fut seul au désert.
Son cœur fut rempli de regret sacré et son âme s’attacha pour toujours au tombeau sur la hauteur rocheuse. Une force mystérieuse, profonde et inconnue, l’attirait vers ces rocs élevés, comme un morceau d’ambre attire une brindille de paille. Il y allait tous les soirs et à la pointe du jour, y restait assis pensif et plein d’une émotion qui ne s’affaiblissait jamais. Mais, pendant le jour, quand il se mettait au travail, des excitations inquiètes s’emparaient de lui et des passions folles l’emportaient. L’espace sur lequel son regard tombait lui soufflait le désir de marcher, de marcher loin, du côté où allait son père. Alors son âme jeune tressaillait et bouillonnait jusqu’au fond, ainsi que la mer grise, folle et terrible, lorsque les vents du nord et ceux du midi se ruent contre elle.
Et quand le ciel s’assombrissait et que le soleil, ayant perdu son éclat, était tel un cercle violet quand l’air gris était plein de poussière volante qui ne pouvait pas tomber, quand le vent commençait à jaillir des endroits noirs et vides, alors Jean désirait s’envoler avec lui jusqu’aux confins du monde et il succombait à son souffle, ainsi qu’une toile d’araignée pendant à la charpente de la grotte. Et lorsque le vent se changeait en samum, en souffle terrible des narines divines, et lorsque les sables gonflés s’élançaient du désert, telles des voiles minces attachées à une vergue invisible dans les nuages et à une autre au fond de la terre, alors, des ténèbres de sa caverne, il voyait des phénomènes étranges. Les charpentes des roches, quand le vent les frappait en s’agitant et en fumant, bâillaient, et une flamme jaillissait de leurs gueules. Une obscurité étouffante volait au-dessus de la terre, telles les ailes de Satan. L’espace tout entier se remplissait d’une poix flamboyante. Le marbre, le fer et l’eau brûlaient la main. Alors les nuages de feu volant du côté du soleil entrelaçaient le sein des sables enflammés, comme un corps dont la gorge était ronde, les bras délicieusement ouverts, et dont les cheveux coulaient en flots sur le cou nu.
Jean tombait alors la face sur le sol et appelait l’esprit paternel à son aide. Et l’amour sacré éteignait les visions sataniques. Il éveillait le désir de l’action qui serait accomplie un jour. Cette action, Dioclès la lui avait recommandée avant sa mort, en disant :
— Quand tu auras vu dans l’eau calme de la source une neige blanche couvrir tes cheveux, quand tes jambes seront lasses, tes mains engourdies, et quand tu n’auras plus à incliner ta tête en franchissant le seuil de la grotte, alors tu quitteras ces lieux et marcheras jour et nuit vers la contrée où le soleil se lève.
Jean était assis, au point du jour, près du tombeau de son père à la cime du rocher, lorsque ce spectacle se présenta à ses yeux. Il lui sembla d’abord que c’était une tache qui serpentait dans sa prunelle, un lion peut-être, un troupeau d’antilopes...
Il descendit en courant, s’arrêta au seuil de sa grotte et regarda avec des yeux étonnés. Vers sa demeure approchaient des chameaux gris aux cous longs et aux museaux dont la lèvre coupée mâchonnait la nourriture. Les cailloux grinçaient sous leurs pieds lourds aux sabots durs. Parmi les dos bossus s’élevaient des selles brillantes, et des hommes magnifiques et las y reposaient. À côté des dromadaires des mulets lents se traînaient paresseusement en portant des ballots, et des beaux chevaux, à la peau aussi fine que celle des hommes, marchaient. Le cuivre poli des boucliers miroitait, des tissus longs et blancs pendaient des épaules, et les armes froides, bleuâtres et calmes flamboyaient de pierres précieuses au soleil.
Lorsque la caravane se fut arrêtée pour un moment à l’ombre des palmiers et que les cavaliers se furent élancés vers la source, un autre cortège s’approcha encore. Six nègres géants portaient un palanquin en bambou. Des toiles écarlates en cachaient l’intérieur et une frange d’or traînait par terre avec bruit. Les esclaves s’arrêtèrent un instant. Le voile s’entr’ouvrit lentement et derrière lui des yeux somnolents, noirs, profonds et comme argentés par la lueur de la lune, regardèrent. Ces yeux sur Jean se levèrent...
La nuit bleue couvrit le désert.
Jean ferma la porte lourde de son gîte et se jeta sur sa couche. Comme le premier sommeil avait fermé ses paupières, quelqu’un frappa à la porte. Alors il se leva et poussa la barre en bois.
Un être humain se tenait au seuil de la grotte. Le cœur de l’anachorète tressaillit et le souffle de joie lui coupa la voix. Une illusion ravissante lui fit croire que son père défunt avait levé le couvercle de sa tombe et se tenait debout à la porte. Mais celui qui était venu lui parla d’une voix étrangère, d’une voix qui murmurait délicieusement, ainsi que le bruit d’un ruisseau qui saute sur les cailloux tranchants, parmi les touffes d’herbes cyrénéennes. Les doigts de Jean s’accrochèrent aux parois de la grotte et un vent enflammé souffla à travers sa tête. L’odeur des mots doux et craintifs l’entoura tel le parfum des roses mouillées de la pluie et des jasmins qui se blottissent le jour du printemps aux côtes d’une citerne oubliée.
La voix disait :
— Je suis venue vers toi...
À travers un steppe lointain, à travers les sables desséchés, j’ai couru jour et nuit. Et avec moi le cercle de feu du désert roulait et m’enfermait en lui.
Mais j’allais vers toi... J’ai cru que je te retrouverais, j’y ai cru, je ne sais pas pourquoi... Une seule fois j’ai vu tes yeux et ton visage noir, à travers lequel quelque chose glisse, quelque chose plus léger qu’un éclat d’or.
Qu’elles m’ont plu les couleurs qui y avaient surgi alors du fond de ton cœur ainsi que l’aurore matinale surgit du soleil qui se cache encore derrière les bords de la terre ! Combien elles m’ont plu tes narines lorsqu’elles se mirent à lancer un souffle ardent ! Qu’il m’a plu le teint de ton cou nu et brûlé, ayant la couleur des roses noires que le marchand grec apporte tous les jours de l’autre rive du Nil sous mes fenêtres, en remuant les ondes calmes de ses rames de sapin, quand les pélicans somnolents se réveillent au bord de l’eau !
Je t’ai vu une seule fois et depuis je ne puis plus dormir à côté de ma mère dans mon lit étroit de vierge. Tel un dieu fort et vengeur, tu as arraché quelque chose de moi d’un regard de tes yeux noirs.
Le bec recourbé du vautour ne déchire pas aussi avidement le poussin d’une tourterelle que l’éclat de tes yeux qui attaque en plein jour et dans la nuit sombre et sans étoiles...
Jean fit un pas en avant et étendit la main. Il voulut frapper le démon en pleine poitrine d’un cri dur comme une pierre, mais un murmure doux, comme un faible papillon, s’envola seulement de ses lèvres :
— Éloigne-toi...
De nouveau la voix se fit entendre :
— Enfant innocent !... Homme saint qui habites le désert et qui n’as jamais vu un seul crime humain !
Des soupirs craintifs coulaient dans mes veines et des lacs d’épouvante étreignaient mon cœur... Je tremblais en mes hésitations, privées de sommeil, car j’adore tout en toi, même ta sainte virginité. Dans la douceur d’extase, je brûlais de soupirs et j’étais tout entière telle une flamme insaisissable qui éternellement se rallume. Je passais comme elle. Mon cœur opprimé de désirs mystérieux me forçait de verser des larmes incessantes pour une cause inconnue, et aucune joie ne pouvait les sécher. Je me nourrissais de larmes vives coulant intarissables comme les eaux d’une source...
— Ô roi, qui montes lentement du noir lointain ; ô trône éternel, soleil, qui aimes les puissants et les invincibles, quand est-ce que le jour luira, quand le pouvoir de la nuit finira-t-il !...
— Tu étais resté derrière moi dans l’espace éloigné tel un nuage charmant, bleu et confus. Je ne ressentais plus de regret. Je me plongeais dans l’ennui langoureux et pâle ; à bout de souffle, je tremblais effrayée en présence des actes inconnus qui sommeillaient au fond de mon sein, conçus au moment où je l’avais vu. Et voici qu’une nuit la voix m’ordonna d’aller vers toi.
— Ô Courageux, Condamné, Cloué à la croix, ô Toi qui étends de l’éternité ta droite vers les esprits sereins, imprime ton sceau à ma poitrine ! Tu es mon unique Seigneur et mon roc !
— J’entends ta voix implorante et je vois ton ombre.
Pourquoi ne t’approches-tu pas de moi et n’étends-tu pas tes mains languissantes ? J’ai froid. Une gelée misérable embrasse mes épaules et serre ma gorge. Le désert est froid pendant la nuit et son vaste souffle respire la glace. Ne m’accueilleras-tu pas dans ta demeure, homme de dieu ?
Jean ouvrit largement la porte et recula lui-même vers le fond de la grotte. De là il entendit le sable sec et fin grincer sous les sandales en cuir et le bruit des robes en soie que le parfum des lys frôles devançait. Sa tête tomba sur sa poitrine et ses mains trouvèrent dans les ténèbres un briquet, une pierre et du bois pourri. Une étincelle jaillit et alluma la mèche de lin plongée dans une cuvette en pierre, pleine de résine. Une grande flamme s’alluma. Se tenant derrière elle les yeux mi-clos, Jean entendit la voix caressante.
— Je veux te voir, te regarder encore une fois. Tu changes au feu comme une coupe de cristal fragile. Laisse-moi prendre et cacher au fond de mon cœur l’éclat de tes prunelles, le feu frappant qui enivre comme le vin de l’île grecque.
Pourquoi tes paupières sont-elles fermées ?...
Alors il leva les yeux. Ses lèvres tremblaient, et un mot paresseux sortit en rampant, comme un serpent dont la tête a été fracassée des pierres :
— Père, viens à mon secours !...
— Pourquoi n’est-ce pas moi que tu appelles de ta voix de caresse ?
Ton regard est tendu vers moi comme la corde d’un arc recourbé. La flèche pointue qui s’en sera envolée me poussera dans la tombe éternelle ! Pourquoi m’épouvantes-tu et pourquoi es-tu terrifiant comme le rugissement d’un léopard quand on l’entend de près dans les ténèbres de la nuit ?
— « Fais mon cœur pur, Seigneur, et renouvelle l’esprit droit dans mes entrailles ! »
— Ô mon amant !
— Est-ce toi le satan ?
— Je suis toi-même. Moi et toi nous ne sommes que la même chose. Je veux habiter ton cœur et couler dans ton sang. M’incarner dans tes yeux noirs et y rester pour toujours. Pourquoi m’appelles-tu satan ? Ne suis-je pas belle ?
— Ils sont beaux tes yeux de flammes sur lesquels tu laisses tomber tes paupières. Et tes lèvres qui s’entr’ouvrent ainsi qu’une jeune rose.
Elles sont belles tes mains dont tu as entrelacé les doigts derrière ta tête.
Et tes cheveux longs. Ils coulent ainsi que deux ondes, que des eaux noires, de tes épaules blanches sur ta gorge...
Ton front est plus beau que la lueur de la lune parmi les arbres dans le silence de la nuit. Et tes sourcils noirs...
Ton cou se cache entre tes seins neigeux, tel le ciel de printemps entre deux nuages blancs. Ta robe étincelante, dont tu as ceint tes hanches sème des parfums. Ton sourire, je l’ai vu dans mes songes.
Je t’en conjure par le nom qui ne peut pas être prononcé, laisse-moi...
— L’éclat rouge du feu est tombé sur ton visage. Au-dessus de ton front la forêt vierge des cheveux ondulés resplendit. Tes yeux ont lui. Tu es terrible et froid comme la face d’Anubis, chef des morts. Oh ! si le feu libre pouvait s’allumer en toi et si tu étais devenu, comme moi, ivre de sang bouillonnant ! Lion du désert !... Je veux que tu me saisisses, moi faible, et m’étouffes dans tes bras, où les veines pleines d’un sang épais se tendent !
Je voudrais sentir tes bras autour de ma poitrine, autour de mes côtes, tes bras énormes comme une forêt vierge d’où l’on voit les vagues soyeuses de la mer qui se caressent au-dessus des profondeurs turbulentes. Sur tes lèvres brûlantes comme le charbon attisé, un demi-sourire doux et méchant, terrible et cher aurait fleuri. Tu ne sais pas que la rose entr’ouverte de ma bouche sent bon. Le bonheur serait venu subitement, ainsi qu’un souffle inattendu de kamsin de l’horizon calme. Tes yeux mornes, yeux de fer d’un tigre ayant vu pour la première fois des jeunes agneaux dans la vallée auraient défailli au-dessus de moi. Ton regard deviendrait long et attirant comme le parfum des tubéreuses que la rosée nocturne a soigné. Ton front s’élèverait au-dessus de moi plus joyeux que le zéphyr qui s’envole au-dessus de la terre égyptienne, lorsque les pluies d’hiver ont cessé. J’adorerais tes actes terribles et je me plierais sous ton bras, quand tu aurais gémi et tremblé comme un chêne à la cime des montagnes au milieu d’un orage qui gronde. J’adorerais le feu flambant en toi, par une parole impudente qui perce le cœur de glaçons...
— Tes paroles percent mon cœur de glaçons...
— Viens ! Tu es comme une fleur d’acacia qui est sortie de l’écaille dure de l’arbre et reste ouverte en regardant dans la nuit sombre. Je suis une goutte de rosée qui n’est faite que pour toi. Écoute voler à travers tes veines tendues le sang déchirant. Tu mourras sur mon cœur et tu renaîtras à chaque instant, lorsque la bouche se sera reposée sur la mienne et ton âme entrera dans la mienne ainsi qu’une flamme pénètre dans une flamme !
Jean entendit au fond de son âme le mot :
— La flamme.
C’était la voix de son père.
Et encore une fois cette voix répéta :
— La flamme, la flamme !
Alors, ayant levé ses yeux sur elle, Jean dit :
— Du saint apôtre sont ces mots : « Ceux qui font des choses pareilles vont au supplice. »
Eh bien, regarde, comment le feu éternel flambe et comment brûle le corps du pécheur que la volupté torture.
Ayant prononcé ces paroles, il leva sa main droite et mit son index dans la flamme du feu qui léchait la cuvette en pierre. Et il se tint ainsi immobile, jusqu’à ce que son doigt prît feu, s’enflammât et brûlât.
C’est alors que, grâce à une grande souffrance, l’ermite cessa d’éprouver la volupté que lui avait procurée la vue de la beauté.
Et elle, voyant ce qu’il faisait, de peur devint ainsi qu’une pierre. Sa bouche resta muette, ses bras tombèrent impuissants et de ses yeux d’azur la vie s’enfuit.
Elle tomba par terre en gémissant. Ses cheveux longs, ses cheveux charmants, ses cheveux pleins de parfums s’éparpillèrent par terre, et son sein, siège de volupté, fut écrasé par le marteau de la douleur. L’éclat de la flamme dansait sur son corps merveilleux. Et c’est ainsi qu’elle coucha jusqu’à l’aube, immobile dans la poussière. Et c’est ainsi que jusqu’à l’aube il fit son œuvre en silence, jusqu’à ce qu’il eût brûlé tous les doigts de sa main droite.
Alors il s’approcha d’elle et baissa son regard voilé vers le sol et de sa main tendue voulut faire le signe de la croix au-dessus d’elle.
Ses lèvres blêmes murmurèrent :
— Éloigne-toi en paix.
Mais comme, même alors, elle ne se levait pas, il se baissa pour la remettre debout.
Et ayant touché son épaule, il apprit qu’elle était morte.
Le trône du soleil surgit au bord lointain des sables du désert et dispersa d’un signe tout puissant la nuit verdâtre. Les rosées qui couvraient les feuilles cherchèrent un abri au fond de la terre et dans les calices parfumés des fleurs. L’ombre d’un grand rocher, qui, tel un large manteau, couvrait le corps de Jean étendu devant la grotte avançait lentement.
L’ermite dormait.
La fièvre changea son sang en flammes qui grondaient dans ses veines ; ainsi qu’un tas de charbons attisés, elle assiégea son crâne. Les marteaux des tremblements douloureux frappaient à ses jointures. Il dormait profondément. Il tenait pressé contre son cœur son poing brûlé, enflé et palpitant.
Il sanglotait en sommeil.
Et voici que le trône du Seigneur monta plus haut et plia l’ombre du rocher ainsi qu’un pan de manteau. La droite rayonnante du soleil se posa sur le front du dormeur.
Alors Jean ouvrit les yeux, mais aussitôt il ferma ses paupières et regarda au fond de son âme, où un orage terrible grondait, tel un samum qui déchire la terre.
Le poing sanglant de Jean se tendit vers la contrée où, sur la hauteur rocheuse, était le tombeau de son père. Ses lèvres brûlées appelaient en clamant :
— Ton âme fut pour moi terrible et féroce, comme une autruche qui pond les œufs, les enfouit dans le sable du désert et fuit après, elle-même.
Que ton amour pour moi soit maudit, cet amour dont naquit ta force et ma faiblesse.
Rongeur vorace et destructeur jaloux du bonheur, pourquoi n’es-tu pas allé chez satan pour apprendre la bonté ?...
Satan est bon et la nuit est son royaume de volupté.
Que son murmure doux soit bénit et que ta flamme s’éteigne dans ma poitrine.
Il mit ses lèvres brûlantes dans le sable humide, où, au fond des traces creusées par des petites sandales, la rosée nocturne se tenait encore...
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en septembre 2009 et sur le site de la Bibliothèque le 18 janvier 2011.
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